7
Sator

Barthélémy scruta l'horizon et vit au loin un nuage de poussière caractéristique du passage d'un cheval.

— Nous approchons d'une chose qui, de son côté, semble nous fuir ! dit-il fièrement. La boussole indique toujours la même direction ?

— Oui, confirma Zack. L'aiguille est directement pointée vers le nuage de poussière, au loin !

— Très bien, nous établirons le camp ici !

Après s'être arrêté, le seigneur désigna cinq de ses meilleurs cavaliers pour poursuivre la quête.

— Allez voir ce qui se passe là-bas ! Et ne revenez pas sans informations ! Je ne supporterais pas de devoir vous punir…

Les chevaliers acquiescèrent d'un signe de tête et s'élancèrent vers le sud à toute allure. Le seigneur ordonna ensuite que l'on monte les tentes et que l'on prépare le repas.

Personne n'avait dormi ni mangé depuis la bataille de la nuit précédente et tous étaient affamés et très fatigués. Heureusement, ils avaient refait le plein de provisions en pillant un quelconque camp de centaures rencontré au hasard de leur route. Ils y avaient trouvé de la viande salée et, surtout, des dizaines de sacs de fruits séchés, de farine de blé et de céréales au goût très relevé.

Le seigneur exigea que l'on empale les têtes des centaures tout autour du camp en guise d'avertissement pour ceux qui pourraient vouloir les attaquer. Protégés par le cercle symbolique qu'ils avaient créé, les chevaliers pourraient prendre une bonne nuit de repos sans craindre de se faire égorger au beau milieu de leurs rêves.

Une fois l'installation terminée, les éclaireurs revinrent en tirant derrière eux une jeune centaure dont ils avaient ligoté les poignets. La créature avait de très longs cheveux rouges, des yeux verts comme le jade et son torse était recouvert d'un vêtement de cuir usé. Les poils de son corps chevalin avaient les teintes fades du paysage environnant. À l'aide d'une corde qu'ils lui avaient passée autour du cou, les chevaliers la lancèrent au centre du camp où, terrorisée, elle tomba en sanglotant.

« Le spectacle des têtes coupées fait de l'effet… pensa Barthélémy en voyant la jeune centaure apeurée. Ne lui laissons pas la chance de se tranquilliser… »

Sans tarder, le seigneur dégaina son épée, l'empoigna par les cheveux et appuya la lame de son arme contre sa gorge.

— Alors, petite pouliche, parles-tu notre langue ou dois-je te l'apprendre par la force ? Je veux la toison d'or, où est-elle ? Tu comprends ? LA TOISON D'OR !

La centaure ferma les yeux et respira profondément. Elle ne comprenait rien de ce langage humain, mais craignait de subir le même sort que son père et ses trois frères qu'elle avait reconnus, la tête empalée sur un pieu. La sienne allait peut-être tomber bientôt…

— Tu ne comprends rien, hein ? continua Barthélémy violemment. Sale créature du mal ! Vicieuse bête des Enfers !

Le seigneur relâcha son étreinte et assena à la centaure un coup de poing en plein visage qui lui fit perdre connaissance. Elle tomba lourdement par terre et son nez se mit à saigner abondamment.

— Qu'on la transporte dans la tente de Zack ! hurla le chevalier à ses hommes. S'il dort, réveillez-le et dites-lui de l'interroger, je veux des réponses demain matin au plus tard !

Zacharia était effectivement endormi quand les chevaliers surgirent dans sa tente avec la jeune centaure blessée. Ils lui transmirent les directives du seigneur et disparurent.

Le pauvre garçon à moitié réveillé dut obéir immédiatement aux ordres et, malgré son épuisement, il se plongea dans ses livres. Comme ils formaient une société fermée, les centaures ne s'exprimaient évidemment pas comme les humains et il se devait de découvrir les codes de leur langage.

En parcourant ses traités ethnologiques de cultures anciennes, Zacharia découvrit en prime quelques fascinantes informations sur les femelles centaures. Ces pauvres créatures avaient la vie bien difficile et n'espéraient aucun respect de la part des mâles. Elles étaient considérées comme des sous-êtres incapables de penser par elles-mêmes et tout juste bonnes à perpétuer la race. De plus, elles n'avaient droit à aucune éducation et demeuraient toute leur vie durant au service de leur père, de leur mari ou de leurs frères. Aussi, elles recevaient à la naissance un talisman familial qui, lorsqu'elles atteignaient l'âge de quatorze ans, moment où leur père leur choisissait un mari, était remplacé par une marque au fer rouge dans le cou. Comme du bétail, la jeune centaure était marquée du sceau de son époux et allait rejoindre le troupeau des femmes du clan. En effet, un centaure avait souvent plus d'une épouse et les chefs de clan les plus forts pouvaient facilement en posséder une dizaine. Les femelles pouvaient également être employées comme monnaie d'échange au cours de conflits tribaux et il n'était pas rare que les plus âgées d'entre elles finissent abandonnées dans le désert. Les jeunes femelles ne jouissaient donc d'aucune considération. Une maxime centaure disait même ceci : « Si tu accouches d'un mâle, prends-en soin. Si c'est une femelle, ignore-la. »

Zacharia regarda sommairement le corps de la centaure et n'y releva aucune marque spéciale. Il en déduisit qu'elle avait moins de quatorze ans et qu'elle n'était pas encore mariée. Le talisman qu'il vit à son cou confirma son hypothèse. Le moine saisit alors sa boussole et se déplaça tout autour du corps inanimé. Quel que fut l'axe dans lequel il se trouvait, l'aiguille demeurait rivée sur l'humanoïde !

« La toison d'or serait donc… elle ! Mais pourquoi cette centaure ? » se demanda Zacharia.

À ce moment, la jeune centaure reprit conscience et s'étouffa en crachant du sang. Rapidement, Zacharia la redressa afin de libérer ses voies respiratoires. Elle toussa longuement en expulsant à chaque fois beaucoup de sang avant d'arriver à respirer normalement. Le moine alla chercher un linge humide et lui nettoya délicatement le visage. La centaure se laissa faire sans rechigner, trop amochée quelle était pour se débattre. Elle finit même par apprécier ce geste de tendresse, chose rare pour un être de sa culture.

Zacharia porta ensuite une gourde à ses lèvres afin qu'elle se désaltère. Les mains toujours attachées derrière le dos, la jeune humanoïde but goulûment avant de tout recracher brusquement par terre. Elle en redemanda de nouveau mais, cette fois, elle avala tout.

— Peux-tu comprendre notre langue ? demanda gentiment Zacharia.

— Nesta poplius jux, répondit la centaure sans aucune agressivité.

— Bon… Je m'appelle ZA-CHA-RIA ! fit le jeune moine avec de grands gestes.

— Soyi SA-TOR, dit-elle en signalant d'un mouvement qu'elle avait compris.

— Sator ! fit Zacharia, intrigué par ce nom qui lui rappelait quelque chose.

— Xi ac, soyi Sator… Èshs Zacharia ?

— C'est bien cela… Zacharia… c'est bien mon nom ! Tu le prononces très bien, tu sais…

Un long silence s'installa alors. Zacharia réfléchit à la façon dont il pouvait arriver à communiquer avec cette créature. Il avait des questions à lui poser et il devait obtenir des réponses.

Le jeune moine finit par prendre la boussole et la lui présenta. Il tenta de lui expliquer le mieux possible que l'aiguille pointait systématiquement vers elle. Ce n'est qu'au bout de longues explications et de plusieurs démonstrations de boussole que Sator comprit enfin la situation. Tout était devenu clair dans son esprit et elle se mit à rougir.

— Est-ce que tu comprends ce que je dis ? Dis-moi, comprends-tu ?

La centaure fit un signe affirmatif de la tête et demanda, à l'aide de quelques mouvements, que Zacharia lui détache les mains. Sans penser aux conséquences de son geste, le moine s'exécuta et lui libéra les poignets.

Sator prit alors la gourde et versa un peu d'eau sur les poils de son corps. Elle se frotta vigoureusement pour en décoller la poussière, faisant apparaître un pelage de couleur or. Elle montra ensuite à Zacharia ses cheveux dont la repousse était aussi dorée que les blés. Puis la centaure pointa du doigt les poils près de la boussole et fit clairement signe à Zacharia qu'ils étaient les siens.

— Quoi, ces poils sont les tiens ? s'alarma Zacharia, abasourdi. Attends… mais c'est impossible ! C'est une peau de bélier que nous cherchons, pas une… Oh ! non ! je me suis trompé ! Nous avons suivi une mauvaise piste ! À moins que…

Le moine oublia complètement la centaure et replongea la tête la première dans un bouquin. Paniqué, il en tourna frénétiquement les pages, puis s'arrêta à un paragraphe. Il lut que, chez certains peuples, la toison d'or se nommait aussi « la Sator ». Mais oui ! Voilà pourquoi ce nom ne lui était pas inconnu !

— Mais… cela signifierait que la toison d'or, c'est… c'est toi ! s'exclama Zacharia. Mais comment cela peut-il être possible ? Rien n'indique dans mes livres que… que… qu'une créature puisse… Je ne comprends plus rien…

Sator constata le désarroi du jeune homme. Elle aurait voulu l'aider, mais elle ne comprenait même pas la nature de son problème. La centaure ne savait pas non plus ce qu'était un livre et, d'ailleurs, elle se demandait comment tous ces objets devant eux pouvaient réussir à causer autant de soucis à cet humain. Si elle avait pu lui parler, Sator aurait raconté à Zacharia que son père et ses frères l'avaient trouvée dans le désert et qu'ils l'avaient adoptée dans l'espoir de la vendre. Sa famille pensait que, grâce à son pelage doré, elle pourrait un jour être achetée par un prospère chef de clan. La jeune pouliche était magnifique et les centaures importants du royaume se l'arracheraient ! Cependant, avant le grand jour de son mariage arrangé, il fallait être prudent afin d'éviter la convoitise des mâles, voilà pourquoi ses frères teignaient ses cheveux avec du jus de cerises sauvages et qu'ils prenaient bien soin de souiller quotidiennement son pelage avec du sable et de la cendre. Sator était une perle dans un écrin terreux.

— Mais pourquoi quelques-uns de tes poils se sont-ils retrouvés dans le trésor du roi des faunes ? réfléchit Zacharia à haute voix. Et si tu es véritablement la toison d'or, les centaures que nous avons tués l'autre nuit auraient dû être indestructibles parce qu'ils te possédaient ? Même ivres, ils auraient pu nous massacrer… Il y a là-dessous un mystère que je n'arrive pas à saisir…

La jeune centaure sourit en voyant Zacharia se parler à lui-même. Cet humain lui paraissait très sympathique et il avait une grande bonté dans les yeux. C'était d'ailleurs la première fois qu'elle en côtoyait un de si près. Ses frères lui avaient dit que tous les hommes étaient des sauvages, mais celui-là paraissait intelligent et vif d'esprit. Bien sûr, il n'était pas très attirant physiquement avec ses maigres jambes et son corps de singe, mais ses expressions étaient rigolotes et sa voix, très douce. Il semblait aussi très tendre et amusant.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? lui demanda Zacharia, surpris par le regard de la centaure. Tu as des yeux espiègles, toi ! Je me demande bien à quoi tu penses.

À ce moment leur parvinrent des bruits de pas à proximité de la tente. Le jeune moine se figea, affolé à l'idée que Barthélémy découvre qu'il avait détaché la prisonnière. Sator comprit immédiatement ce qu'elle avait à faire. Elle se jeta par terre et s'empressa de mettre ses mains derrière son dos, comme si elle était toujours ligotée. Comme pressenti, le seigneur apparut à l'entrée de la tente.

— Et puis, Zack ? Des résultats ? lui demanda-t-il.

— Non, toujours rien… fit sèchement le jeune moine. Je cherche…

— Non, tu trouves ! Et très vite, je te préviens !

— Je fais tout ce que je peux…

— Alors, il faut en faire davantage ! insista le seigneur. Maintenant, je m'en vais dormir et, dès mon réveil, je veux des réponses, sinon…

— Sinon quoi ? lança effrontément Zacharia, fatigué de se faire bousculer.

— Sinon je tranche la gorge à cette ordure de centaure et je te fais bouffer tes livres ! siffla le seigneur en lui enfonçant son poing dans l'estomac.

Le souffle coupé, Zacharia tomba la face contre terre.

— Ceci est pour t’apprendre la politesse quand tu m'adresses la parole, petit insolent, précisa Barthélémy. Tu sauras que je m'applique à corriger tous les écarts de conduite de mes hommes, toi y compris ! Bonne nuit… de travail ! Ha ! ha ! ha !

Le seigneur ayant quitté les lieux, Sator se releva précipitamment pour aider Zacharia à se redresser. Comme il l'avait fait pour elle, la centaure lui passa un linge humide sur le visage, puis lui présenta la gourde. C'est alors que le jeune homme prit une décision.

— Personne ne te fera de mal, promit-il à Sator. Car, ce soir, nous fuyons ensemble !

 

La Toison d'or
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